PROGRAMME “ LE COEUR AMOUREUX”
anon. (16e siècle): « Une jeune fillette »
Nous commençons par les racines de l'histoire de la musique baroque française, et pour cela, nous devons nous situer environ dans le Renaissance, l’époque artistique justement avant du Baroque. Cette chanson française est de la première moitié du 16ème siècle. Elle provient d'une ballade italienne antérieure du XVIe siècle intitulée "La Monica", également connue comme une danse dans des sources allemandes (Deutscher Tanz), et dans des sources italiennes, françaises, flamandes et anglaises intitulées Allemande / Almagne, Balletto, Aria venetiana, Balo todesco (« danse allemand »), The Queen's Almaine.
Ces deux instruments, ou membres des familles d’instruments, que vous voyez ici, sont des copies des instruments historiques originaux, qui étaient joués à l’époque. Comme tous les instruments de la Renaissance, la viole de gambe et la flûte à bec existent en différentes tailles, à l'image des différentes voix humaines : dessus ou soprano, alto, ténor, basse, grande basse et contrebasse.
La viole de gambe est un instrument à cordes (comme le violon, violoncelle etc) et à frette (comme le luth et la guitare plus tardive). Elle est jouée à l'aide d'un archet. La famille des violes, qui a dominé la vie musicale européenne dès le xve siècle, se distingue de celle des violons principalement par le nombre des cordes (six et non quatre), la présence de frettes divisant la touche comme sur le luth ou la guitare, la tenue de l'instrument sur ou entre les genoux (d'où le terme italien viola da gamba par opposition à la viola da braccio) et la tenue de l'archet, avec la main à l'envers par rapport au violoncelle.
Contrairement à une idée communément répandue, la famille des violes de gambe n'est pas l'ancêtre de celle des violons. Elles sont apparues presque simultanément et ont cohabité jusqu'à la période baroque, mais les violes sont tombées dans l'oubli vers la fin du 18e siècle et jusqu'au renouveau de la musique baroque sur instruments d’époque au cours du 20e siècle.
Exactement le même sort a subi la flûte à bec, et aussi aux instruments comme le luth ou le clavecin. La flûte à bec a beaucoup changé de la Renaissance au baroque. La flûte Renaissance sonne plus large mais n'a pas une tessiture aussi large, tandis que la flûte baroque est beaucoup plus précise, ce qui est très utile pour les trilles. En fait, ce changement est lié au caractère de la musique qui a changé. À la Renaissance, la musique était agrémentée de diminutions, de passages de nombreuses notes sur la note originale,. Et dans le baroque, il y avait des appoggiatures, des trilles, etc.
Le changement a eu lieu dans la première moitié du XVIIe siècle. En fait, on dit qu’en 1600 se termine la Renaissance et que commence le début du baroque. C'est l'époque des premiers opéras baroques en Italie, de Monteverdi entre autres. En France est né le genre du l'air de cour soliste : en lieu d’un choeur, il y a un chanteur accompagné d'une basse continue.
Durant la première moitié du xviie siècle, l’air de cour a enchanté l’aristocratie parisienne, tant dans l’entourage royal que dans le microcosme des salons féminins. Musiciens du roi, du duc d’Orléans ou du cardinal de Richelieu, les compositeurs ont su également adapter l’air de cour aux exigences des ballets dans lesquels il prend les visages les plus variés : pastoral, tragique ou bouffon. Ce genre a permis au chant français de trouver la voie de l’expression dramatique et de la déclamation musicale, qui s'épanouira plus tard dans la tragédie lyrique, au temps de Louis XIV et du compositeur Jean-Baptiste Lully.
Maintenant nous écouterons deux airs de cour. On commence par celui nombré “Rosette pour un peu d’absence”.
Cet air de cour parle de l'amour, comme tant d'airs de cour, mais d'un côté plus desafortuné. Et ce qui est curieux dans cette chanson, c'est que ce n'est pas la mélodie mais le rythme qui exprime musicalement le thème.
2. anon.: Rosette pour un peu d’absence
Rosette, pour un peu d'absence,
Votre coeur vous avez changé,
Et moi, sachant cette inconstance,
Le mien autre part j'ai rangé :
Jamais plus, beauté si légère
Sur moi tant de pouvoir n'aura
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s'en repentira.
Tandis qu'en pleurs je me consume,
Maudissant cet éloignement,
Vous qui n'aimez que par coutume,
Caressiez un nouvel amant.
Jamais légère girouette
Au vent si tôt ne se vira :
Nous verrons, bergère Rosette.
Qui premier s'en repentira.
Où sont tant de promesses saintes,
Tant de pleurs versés en partant ?
Est-il vrai que ces tristes plaintes
Sortissent d'un cœur inconstant ?
Dieux ! que vous êtes mensongère !
Maudit soit qui plus vous croira !
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s'en repentira.
La musique française parle aussi de l'amour de manière assez naïve, comme on peut l'entendre dans l'œuvre joyeuse qui suit.
3. Étienne Moulinié (1599-1676): Je suis ravi
Je suis ravi de mon Uranie,
Toute beauté pres d'elle est ternie:
Jamais l'amour dedans ces bois
N'en a fait voir, n'y regner de pareille,
C'est une merveille,
Sa seule voix
Peut dompter, et sousmettre les plus grands Roys.
Tous ces jaloux de qui les malices
Me vont gesnant de tant de supplices,
Se résoudroyent d’en user mieux,
Si par mes cris dont les forêts sont pleines
Ils savoyent les peines
Que dans ces lieux
Je ressens en mon âme loin de ces yeux.
Par la rigueur des loix qu’ils m’ordonnent
En ces excez des maux qu’ils me donnent,
Privant mes yeux de tant d’appas
Je cognois bien où les cruels aspirent,
C’est qu’ils ne respirent
Que mon trespas.
Mais, ô dieux! que ma flamme ne meure pas!
L'œuvre suivante est très intéressante, car les répétitions ornées ont été écrites en 1636, ce qui correspond au “pré-baroque” ou “baroque tôt”. C'est une période de transition de la Renaissance au Baroque. Ces ornements avec de nombreuses notes couvrant la mélodie, appelés "passaggi" en italien et passages en français, proviennent de la tradition de l'ornementation de la Renaissance, et étaient essentiellement italiens. Ce qu’on voit ici, c'est que les Français font un pont entre les ornements anciens de la Renaissance et les ornements qu’on verra dans le Baroque, comme les trilles. C'est ce qui me fascine dans la musique française du XVIIe siècle, je pense que ce sont eux qui créent ce pont. En Italie entre 1640 et 1670 plus ou moins, il y a un trou, on n'a pas de musique de cette époque, et soudain la musique baroque italienne comme Corelli etc. apparaît plus tard.
Ainsi dans le suivante air de cour nous entendrons à la fois les “passages” et les nouveaux trilles et appogiatures. Avant, Óscar jouera un prélude instrumental pour gambe seule.
4. Mr Dubuisson (1622/23-1680/81): Prélude en La mineur; suivi par Antoine Boësset (1586-1643) / répétitions ornementées par Étienne Moulinié et Le Bailly (1636): N’esperez plus mes yeux
N'espérez plus mes yeux,
De revoir en ces lieux
la beauté que j'adore:
Le Ciel, jaloux de mon bonheur
A ravy ma naissante aurore
par sa rigueur.
La base de la musique baroque française est la danse. Le ballet de cour était un genre de spectacle né à la fin de la Renaissance à la cour de France, et qui conjugue poésie, musique vocale et instrumentale, chorégraphie et scénographie, c'est-à-dire qu’il est un espèce d’ancêtre de l'opéra. Il était dansé par des membres de la famille royale, des courtisans et quelques danseurs professionnels. Eh bien, dans la musique instrumentale, nous voyons aussi ces danses. Par exemple, la Chaconne que nous allons jouer est une œuvre du haut baroque basée sur un ostinato de basse ou un motif d'harmonie répétitif, ce qui est le cas ici. Les Français sont très créatifs là-dedans, car la basse change aussi, et il y a vraiment un dialogue entre la basse et la voix aigüe.
Et au fait, qu’est-ce que nous nous imaginons du baroque français ?
Nous pensons probablement au Roi Soleil, à Louis XIV - en dansant - et à toute l'étiquette à la cour. Son règne date de 1661 à sa mort en 1715.
On imagine bien que le roi dansait sur cette musique.
5. Philidor? (c.1700): Chaconne
En fait, ce sont les danses qui distinguent le style français du style italien, qui est devenu l'autre grand style national du baroque. En Italie, le baroque instrumental était constitué de sonates avec des mouvements appelés adagio, allegro, presto etc. qui sont beaucoup plus lyriques, aussi plus extraverties, que la musique française, qui est apparement très superficielle mais qui transmet en même temps un côté très introverti. L'Italien dit "Je meurs" et meurt les tripes, tandis que le Français dit "Je meurs" et le fait à peine en soupirant.
La chanson suivante est aussi une chaconne, elle a une basse de quatre notes répétitives.
6. Michel Lambert: (1610 - 1696): Vos mespris
Vos mépris chaque jour me causent mille alarmes,
Mais je chéris mon sort, bien qu'il soit rigoureux :
Hélas ! si dans mes maux je trouve tant de charmes,
Je mourrois de plaisir si j'estois plus heureux.
La mort, la souffrance, le plaisir et l'amour - toutes ces contradictions dans une chanson sont fréquentes dans les textes de chansons de la Renaissance et plus encore du baroque.
Nous allons maintenant écouter une belle œuvre de Marin Marais pour la viole de gambe seule, suivie d'une brunette. La brunette, également appelée “air tendre” est une petite chanson populaire française sur un sujet champêtre et galant, souvent de ton pastoral, très populaire en France aux 17e et 18e siècles. La brunette tire son nom de l'idéal féminin de la “petite brune” de la poésie médiévale. Les chansons du genre évoquent souvent une “jolie brunette”, d'où leur titre. La première occurrence du nom provient des deux derniers vers de la première strophe de la chanson intitulée Le Beau berger Tircis, que nous allons justement écouter :
Le beau berger Tircis,
Près de sa chère Annette,
Sur le bord du Loir assis
Chantait dessus sa musette :
– Ah, petite brunette,
Ah, tu me fais mourir.
(La musette, c’est une petite cornemuse.)
7. Marin Marais (1656-1728): Fantasie en La mineur; suivi par: anon. (1628 ou avant): Le beau Tircis / version instrumentale ornée par Michel de Montéclair (1667-1737)
Nous avons vu que le passage de la Renaissance au baroque se manifeste dans les types d'ornements, ce que nous avons vu dans cette pièce. Mais un changement essentiel a été que la musique solo est née avec une basse d'accompagnement, également dans la musique instrumentale. Au 17ème siècle naissent les sonates instrumentales en Italie, et en France les “Suittes”. Et on les appelle ainsi en France car ce sont des séries de danses instrumentales solistes : prélude, allemande, courante, sarabande, menuet, gigue…
Óscar va jouer un menuet et moi, je danserai les pas de base dessus : 1 en haut, 2, 3, 4 en bas, 5 en haut et 6 en bas. Dans le baroque français, on commence à danser davantage sur les demi-pointes, ce qui a jeté les bases du ballet classique.
8. Marin Marais (1656-1728): Menuet en La mineur
Maintenant venons à l'opéra français de Jean-Baptiste Lully, qui œuvra pour Louis XIV à transformer le ballet de cour en opéra ou “opéra-ballet”. Lully fut le grand compositeur de ce genre (et le fondateur), il utilisa aussi politiquement la musique française pour se distinguer de la musique italienne, pour créer sa propre identité française dans la musique et la danse.
Nous allons entendre un moment très dramatique dans l'opéra Cadmus et Hermione, où on retrouve Hermione trahie par l’amour, très blessée. Cependant, une déesse vient intervenir et donner des conseils à tous les amoureux. Et à la fin, on écoutera une chanson basée sur la danse, qui dit que “qui n’a point d’amour, n’a pas de beaux jours.”
9. Jean-Baptiste Lully (1632-1687): l’opéra “Cadmus et Hermione” (1673)
“Amour”
Amour, voy quels maux tu nous fais,
où sont les biens que tu promets?
N'as-tu point pitié de nos peines?
Tes rigueurs les plus inhumaines
seront-elles toujours pour les plus tendres coeurs?
Pour qui, cruel Amour, gardes tu tes douceurs?
Cessez de vous plaindre
Cessez de vous plaindre, de souffrir en aimant;
Amants, vous devez ne rien craindre;
Si vous souffrez, vôtre prix est charmant.
Après des rigueurs inhumaines,
on aime sans peines, on rit des Jaloux;
Un bien plein de charmes,
qui coûte des larmes, en devient plus doux.
Tout doit rendre homâge a l'empire amoureux;
Il faut tôt ou tard qu'on s'engage:
Sans rien aimer on ne peut être heureux.
Après des rigueurs inhumaines…
“Heureux qui peut plaire”
Heureux qui peut plaire, heureux les amants!
Leur jours sont charmants,
l'amour scait leur faire mille doux moments.
Que sert la jeunesse
aux Coeurs sans tendresse.
Qui n'a point d'amour, n'a pas de beaux jours.
En vain l'hiver passe, en vain dans les champs
tout charme les sens,
une ame de glace n'a point de printemps.
Il faut se desfaire
d'un coeur trop severe.
Qui n'a point d'amour, n’a pas de beaux jours.
Le compositeur Philidor a écrit une œuvre expressément pour la flûte à bec, et au lieu de l'appeler une "suitte", il l'appelle "Sonate pour la flûte à bec". En fait, il s'agit d'un mélange expérimental entre des éléments de danse d’une suite, comme un prélude et une courante, mais ensuite des mouvements intitulés “Croches égales et détachez” et une Fugue. Une fugue est une forme d'écriture musicale du nom de “fuga” (du latin : fugere, “fuir”) une composition entièrement fondée sur ce procédé : « fuir », parce que l'auditeur a l'impression que le thème de la fugue fuit d'une voix à l'autre.
10. Anne Danican Phillidor (1681-1728): Sonate pour la flûte à bec (Prélude, Courante, “Croches égales et détachez”, Fugue)
L'Air de Cour s'est développé vers quelque chose de beaucoup plus baroque, un style plus lyrique et avec des mélodies moins simples. De plus, les harmonies avaient plus de dissonances. Cette œuvre de Sébastien Le Camus de l’année 1661 parle d'un lieu où règne le silence; même les vents, les Zéphirs, sont calmes. Cependant, la personne au milieu de ce paysage souffre dans ce silence de ses regrets.
Mais premièrement Óscar jouera une Fantasie en Rondeau. Le Rondeau a toujours la forme musicale de A B A C A D A etc.
11. Mr Sainte-Colombe le fils (c.a 1660-1720?): Fantasie en Rondeau; suivi par Sébastien Le Camus (ca.1610-1677): “On n’entend rien”
On n’entend rien dans ce boccage
Pendant cette paisible nuit,
Les oyseaux n’y font plus de bruit
Par leur charmant ramage;
Tout est calme, jusqu’aux Zephirs,
Et cependant pressé par ma souffrance,
Moi seul je trouble, helas:
Un si profond silence
Par de tendres regrets,
Et de tristes soupirs.
Nous terminerons par une œuvre instrumentale du grand Couperin. Au fil du temps, les compositeurs ont commencé à expérimenter un mélange de styles davantage italiens et français, arrivant ainsi à ce qu’ils appellent “les goûts réunis”. Couperin l'a fait dans certaines œuvres, mais il est en même temps l'un des grands compositeurs du style français. De ses Concerts Royals nous jouerons le premier concert, écrit pour des combinaisons d'instruments variables, selon la disponibilité des musiciens. Cela commencera par un prélude, puis nous jouerons un menuet, puis une sarabande (plus lente) et enfin une gigue.
12. François Couperin (1668-1733): Premier Concert Royal (Prélude, Menuet, Sarabande, Gigue)